Plan
I.Faire entrer le corps au musée

1.La place du visiteur au musée
2.Sans corps pas d’espace
3.La place du corps au musée
4.Analyse de cas:

   a. Le musée Guggenheim, New York
   b. Ronan et Erwan Bouroullec, Textile Field
   c. Le Musée Juif, Berlin
   d. L'impressionnisme et la mode, Musée d’Orsay


I - Faire entrer le corps au musée





1. La place du visiteur au musée


“Depuis maintenant cinquante ans, les institutions muséales ont redécouvert leur fonction initiale, à savoir œuvrer d’abord pour les publics auxquels elles sont destinées. Pour ce faire, les musées ont développé, et souvent inventé de nouvelles formes de médiations, toujours plus nombreuses et innovantes, afin de mieux répondre à leurs missions. Les services publics et services culturels se sont imposés et ont été pleinement reconnus et rendus indispensables par la loi Musées de France en 2002”(1).

Au cours du temps, le visiteur a acquis une place de choix dans la politique du musée. Il est au centre de l’attention et des préoccupations surtout depuis la création de la loi de 2002 qui se focalise sur l’accessibilité pour tous et la démocratisation culturelle au sein des musées. Le public devient alors l’élément central de la vie muséale. La priorité des musées est aujourd’hui son devoir de recherche, de conservation et d’exposition. Ses objectifs ont été remaniés avec le temps, mais sa dépendance à s’inscrire dans une forme d’ancrage économique sociétal fait que le public a tendance à prendre une place plus que conséquente. Afin d’avoir des fonds suffisants et ainsi continuer à exister, les musées doivent attirer le plus de visiteurs possibles. Ils font un pas significatif vers le visiteur en essayant de s’intéresser à ses pratiques à lui et à sa culture. Le directeur marketing et communication du musée de la communication de Berne, Nico Gurtner, exprime une idée similaire: “Comment les gens peuvent-ils s’intéresser au musée si le musée ne s’intéresse pas aux gens ? En d’autres termes, si l’on accorde une réelle importance aux visiteurs, alors la participation est pour moi une conséquence immédiate”(2).

La plus grande preuve d’intérêt que peut faire le musée pour ses visiteurs est de le faire se sentir au centre de sa propre visite et qu’il n’est pas un simple élément passager. Ils essayent de le rendre acteur de sa visite, et de répondre à “des attentes expérientielles du public qui se veulent à la fois interactives, immersives, ludiques et cognitives.” Alors les expositions les plus récentes y répondent de plus en plus et le font participer.

La participation peut s’avérer être très importante pour le visiteur. Ça lui donne l’impression d’être essentiel à l’exposition, de jouer un rôle, de faire partie de la narration instaurée dans l’espace par le contenu et le discours.

Pour autant la participation du visiteur n’est pas toujours bien mise en place dans l’espace d’exposition. Elle se cantonne souvent à de l’interaction via des dispositifs de médiations, par l’utilisation d’outils numériques, de visites guidées, d’ateliers etc. Alors que la composante la plus importante de la participation est la mise en mouvement du corps du visiteur.

Le mouvement est la résultante logique de la participation dans le territoire muséal. Et c’est d’autant plus évident quand on sait que toutes les visites de musée nécessitent la mise en mouvement du corps. C’est un média en trois dimensions qui implique une dimension physique. Quand on rentre au musée il faut traverser les espaces d’exposition, se déplacer d’un point A à un point B pour découvrir le contenu. Le déplacement du corps du visiteur dans l’espace est obligatoire. C’est ce dont Veron nous fait part quand il dit que “notre accès en tant que visiteurs à la matérialité complexe du musée est possible grâce à la configuration du musée en tant que “média dans l’espace dont l’appropriation des message mis en forme par ce média se faisant à travers cet opérateur de sens qu’est le corps signifiant ” du visiteur”(3). C’est notre corps qui nous lie à ce média, le discours n’est accessible que si nous allons à sa rencontre.


Même si le musée est un média dans l’espace qui nécessite le déplacement du corps, il est très aisé d’oublier sa propre place, et que notre mobilité est essentielle dans la visite. De plus, la posture debout qui est majoritaire dans notre expérience de visite n’est que peu questionnée. Elle est prise pour acquis comme un marqueur figé, qui ne peut pas contribuer à la production de sens vis à vis du contenu.  

Ainsi, le visiteur est de plus en plus amené à participer lors de sa visite muséale mais il est aussi impliqué dans celle-ci par sa présence physique et ses déplacements  au sein de l’espace architectural. Mais sa présence et ses déplacements n’ont pas assez de conséquences sur sa participation.


2. Sans corps pas d’espaces

Il y a un autre lien entre le corps et l’espace qui mérite d’être évoqué, celui donné par Maurice Merleau-Ponty en 1945 dans son livre Phénoménologie de la perception. C’est un philosophe Français de la première moitié du XXème siècle (1908-1961) qui s’est beaucoup intéressé à la perception, surtout d’après la thèse qu’en faisait Husserl au début XXème.

Il rattache la perception à des notions qui nous intéressent, celles de corps et d’espace.

Selon lui, le corps s’impose comme la condition essentielle à la perception : “il n’y avait pas pour moi d’espace si je n’avais pas de corps”(4). Contrairement à Descartes qui perçoit l’espace comme une réalité projetée face à nous, la notion d’espace est omniprésente dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty : “un espace compté à partir de moi comme point ou degré zéro de la spatialité. Je ne le vois pas selon son enveloppe extérieure, je le vis du dedans, j’y suis englobé”(5). Maurice Merleau-Ponty dépasse la vision d’un corps physique et matériel qui occupe l’espace, ça va à l’encontre de ce qu’avançait Descartes en séparant l’esprit du corps (le lien intime entre corps et esprit dans la compréhension de ce qui nous entoure est d’ailleurs aujourd’hui prouvé par les neurosciences). On peut déduire de ce qu’avance Merleau-Ponty que notre corps n’est pas simplement un objet soumis à notre volonté, c’est notre tout premier rapport au monde. C’est du corps que naît l’expérience, et selon Merleau-Ponty, “l’expérience de la réalité passe par le mouvement qui permet d’éprouver à la fois l’espace et le temps”(6). C’est d’après ce postulat qu’il a pu développer l’idée que: “le corps est à la fois visible et voyant”(7), visible pour les autres et voyant dans tous les sens du terme.

Ce n’est pas qu’une idée de vision oculaire mais une faculté du corps dans son ensemble à se projeter, à visualiser, à avoir une vision globale de ce qu’il est capable de faire dans l’espace où il évolue en permanence. Le corps devient un marqueur spatial pour les autres autant que la source de possibilités pour soi-même. Les espaces muséaux ne sont évidemment pas laissés de côté par cette approche de la relation corps et espace.

Mais est ce que les institutions sont aujourd’hui en accord avec cette conception du corps du visiteur ? Comment est-ce qu’elles voient le visiteur, et qu’a-t-il la possibilité de faire ?


3. La place du corps au musée : un paradoxe

De manière un peu stéréotypée, l’architecte néerlandais Lars Spuybroek propose une description de la structure du musée qui va à l’encontre de tout ce qui a été évoqué précédemment à propos de la place du corps dans l’espace muséal. D’après lui “la structure du musée est un espace respectant une conception cartésienne du corps humain. De manière générale, le sol est une surface plane, horizontale, le plus souvent bien dégagée pour accueillir les déplacements des visiteurs, et les murs sont de vastes surfaces verticales, perpendiculaires au sol sur lesquelles est disposé le contenu visuel qui constitue l’exposition”(8). Les espaces permettent la plus grande lisibilité possible dans la limite de ce que l’architecture permet. De plus, dans cette configuration la perception et l’action sont distinctes, chez le visiteur, une partie voit et analyse, l’autre marche et avance. Il s’opère au musée une stricte distinction entre corps et esprit telle que présentée par René Descartes au XVIIème.

Le corps sert d’enveloppe à l’esprit lui permettant de se mouvoir de salle en salle, et la vision, sens “le plus noble” selon Descartes, permet à l’esprit d’accéder aux données du monde extérieur et de les intellectualiser. C’est une vision dépassée de la place du corps dans le musée pour toutes les raisons déjà avancées précédemment. Le corps et l’esprit occupent tous les deux des fonctions de compréhension et de vision.

Il est vrai qu’avoir une parfaite visibilité de l'œuvre facilite à placer le corps dans des dispositions nécessaires à  la bonne rencontre avec celle-ci. Mais doit-on s’en contenter ? Il ne suffit pas de croire qu’être debout, en face d’une œuvre est suffisant pour contempler celle-ci. C’est justement un sujet sur lequel Véronique Antoine-Andersen s’est penchée: pour elle “prendre en considération le corps du visiteur dans son entier et cultiver ses capacités d’attention constituent des leviers disponibles et efficaces pour revivifier la relation à l’art des visiteurs”(9). Selon ce postulat on peut en déduire qu' une position statique, rigide et froide du corps n’est pas toujours adaptée à la rencontre. Il faut peut-être passer par des états ou des sensations qui mobilisent davantage le corps dans son ensemble pour compléter notre relation à l’art. En sédentarisant et contraignant le corps à garder une posture qui est ancrée comme un automatisme physique, il peut manquer une partie de l'expérience de rencontre avec l'œuvre, ou du moins ça peut freiner celle-ci.

Mais qu’est ce qu’on entend par expérience ? Et surtout pourquoi parler d’expérience au musée ?

Il est alors important de définir ce que j’entends par expérience contemplative. Commençons par le mot expérience: il y a plusieurs manières de définir ce qu’est l’expérience, une macro-définition et une micro-définition. Ce terme peut désigner l’ensemble des situations vécues par un individu qui aboutit  à un ensemble de connaissances. Ou autrement, chacune des situations particulières vécues, sollicitant l’intelligence et les sens, aboutissant en un savoir, une sensation ou une émotion. Alors lorsque qu’on décrit l’expérience muséale, on peut distinguer l’ensemble des visites jusque-là faites par un individu qui forme un tout homogène; Ou alors une seule d’entre elles, distincte des autres, vécues à un moment donné, dans un lieu précis et dans des dispositions uniques. Le philosophe John Dewey définit l’expérience comme “la liaison entre subir et agir, entre endurer l’impact du milieu et réorienter sa conduite en fonction du trouble (ou du doute) que fait naître cet impact”(10).

Cette définition est difficilement associable à l’”expérience” vécue dans un musée. Et pourtant elle n’est pas insensée. Ça paraît même logique de parler de trouble quand on parle d'expérience, de décrire un moment qui nous sort de nos habitudes et qui nécessite une adaptation autant psychologique que physique. L’espace muséal a le potentiel d’être le lieu de production d’expérience contemplative pour le visiteur qui se trouve en son sein. C’est pourquoi nous allons voir plusieurs exemples de propositions d’expériences au sein de musées qui mettent en avant l’implication du corps et son rapport au sol dans la production de sens vis-à-vis de l'œuvre.


4.  Analyse de cas

Il existe déjà certaines expositions ou musées qui jouent avec les codes de l’expérience, qui utilisent la scénographie, l’architecture ou l'œuvre pour impliquer corporellement le visiteur et son rapport au sol en temps que surface de déplacements face aux œuvres. Nous allons présenter et analyser quatre d’entre elles qui illustrent l’implication du corps et son rapport au sol dans les espaces d’exposition. Nous allons nous concentrer sur l’étude de l’aspect scénographique de ces expositions, œuvres ou architectures. Elles serviront également comme base pour la suite de la réflexion, mais aussi comme potentielles inspirations pour mon macro-projet.


a. Le musée Guggenheim, New York

Le musée Solomon.R Guggenheim de New York a été construit entre 1943 et 1958 par l’architecte Frank Lloyd Wright. C’est un des lieux les plus connus de la ville qui accueille tous les ans plusieurs millions de visiteurs. Ce qui l’a rendu célèbre est son architecture atypique en forme de spirale. Le principe même de la construction du bâtiment est tourné vers cette rampe en forme de spirale, F.L Wright voulait “élever les visiteurs au sommet du bâtiment grâce à l'ascenseur, avant de descendre progressivement sur la légère pente d’une rampe continue”(11).  C’est l’artiste allemande Hilary Rebay qui était chargée de la maîtrise d'œuvre du musée, et pour elle, l’architecture devait répondre aux formes géométriques de la peinture abstraite des années 1910, et en ce sens la rampe en spirale y fait écho.



Le musée Guggenheim utilise son architecture comme symbole d’élévation spirituelle vers l’art mais aussi comme confort physique et psychique pour tous les visiteurs qui y passent. En effet, commencer par le point le plus haut, garantit qu’on ne sera pas amené à faire d’effort (comme prendre une pente ascendante ou monter un escalier par exemple). Descendre c’est aussi accéder à un léger sentiment d’euphorie, c’est avoir une exultation pour le trajet qui reste à parcourir. Parcourir une pente pour Claude Parent c’est être “en équilibre instable, l’individu tend à se posséder plus intensément, d’autre part, la vie sur plan incliné en surplomb au-dessus de la nature, s’accompagne d’un sentiment de libération qui remet en cause les rapports de l’homme avec son environnement”(12).



Cette rampe est à la fois un espace d’exposition et un espace de transition. La collection permanente du musée est affichée sur les 400m de mur qui longent la rampe, et elle permet d’accéder aux différentes  salles d’exposition. Notre visite est donc rythmée par celle-ci continue qu’on emprunte par segment en descendant. La pente place le corps dans une position de léger déséquilibre ( elle n’est que de 3%), et ainsi influe sur notre visite positivement en poussant le corps intuitivement vers le bas. 

Mais est ce que la pente incite le corps à continuer son chemin sans s’arrêter et sans prêter attention aux œuvres ? Ou est-ce que ça incite à les interpréter différemment par le mouvement continu de la visite ? 

Cette pente possède aussi ses contraintes. Il est parfois difficile de trouver de la tranquillité et de prendre son temps pour regarder une œuvre si elle est exposée dans un lieu de passage. Mais aussi si elle est exposée dans un milieu où le corps ne trouve pas son équilibre. Est ce vraiment le lieu adapté pour une expérience contemplative ?


Notre prochain exemple traite de la quête de cette expérience justement.

b. Ronan et Erwan Bouroullec, Textile Field, 2011




“Textile field” est un dispositif en collaboration avec l’entreprise Danoise Kvadrat créé pour le “London design festival” en 2011. C’est un mobilier géant en mousse et textile de 240 m2 placé au Victoria & Alberts museum. Pour ce qui est de sa forme, c’est un rectangle de 30 m par 8 m divisé en trois, un tronçon central plat et deux tronçons en pente qui le long. L’objectif est de proposer un moment de détente et de méditation sur un support confortable qui invite à s’allonger, à expérimenter une approche différente d’un milieu silencieux et intimidant tel que peut l’être le musée. Le visiteur de la galerie peut “être immergé dans cette installation temporaire, pour une minute, une heure ou plus, c’est l’idée. Pas d’efforts, pas d'appréhension, juste de la contemplation.” (R.Bouroullec). Le temps de cette installation, les visiteurs passaient plus de temps dans cette galerie, ils se rapprochaient des tableaux, l’espace était habité. Il y avait un fort contraste avec les habitudes de visites où on ne peut ni toucher, ni s'asseoir, ni vraiment se relaxer.

La légère pente et la matière textile nous incitent à changer de posture, à s’allonger, s’asseoir, à toucher, à tester, à parcourir l’installation de part en part. Ça crée un énorme contraste visuel et sensible avec le reste du musée qui a une architecture de l’époque Victorienne et  possède les qualités d’une église. Les bandes colorées et légèrement arrondie en textile se démarquent fortement de l’esthétique générale de la galerie. 

Mais d’un autre côté cette installation est faite pour être remarquée, pour être considérée comme expérience, indépendamment du reste de la galerie malgré sa volonté d’interaction avec celle-ci justement. Alors amener le corps à trouver son propre équilibre et à se relaxer  au moment de rencontrer une œuvre est parfaitement pertinent dans ce contexte. Pour autant sa disposition dans l’espace et son fort contraste esthétique à celle de la galerie font qu’on se concentre trop sur l’immersion et le confort que propose le dispositif. Précédemment avec le musée Guggenheim, la pente faisait partie d’un tout, il n’y avait pas de visite sans elle et la relation du visiteur avec l'œuvre était spontanée et dynamique. Avec Textile Field la rencontre se fait lors d’une pause relaxante et statique, la posture du corps se tourne vers le confort et la concentration se perd.

c. Le Musée Juif, Berlin

Le musée Juif de Berlin a été conçu en 1999 par l’architecte Polonais Daniel Libeskind. Il a été pensé comme un parcours en zigzag représentant la complexité de l’histoire juive.


“Afin que des traces de cette histoire soient perceptibles, l’espace architectural est donc conçu comme un cheminement, comme un parcours initiatique complexe. En effet, de multiples éléments comme la perte des repères spatiaux, la sensation d’étouffement et la prolifération des lignes brisées contribuent à insinuer progressivement un sentiment de malaise, d’anxiété au spectateur. Le musée devient ici une expérience physique, un théâtre sensoriel où le visiteur est « malmené ». Il n’est plus invité à contempler une collection mais devient un acteur au sein de l’architecture”(13).


Plusieurs lieux au sein du musée sont symptomatiques de cette volonté d’expérience physique, et dans le rapport corps/sol/œuvre, un lieu est particulièrement intéressant. Il s’agit du lieu nommé “le vide de la mémoire” dans lequel on retrouve une œuvre de l’artiste israélien Menashe Kadishman intitulée Shalechet,  “feuilles mortes”.



Le sol y est recouvert de plaques métalliques épaisses, trouées à plusieurs endroits pour former les yeux et la bouche d’un visage. Pour continuer son chemin, le visiteur est obligé de traverser ce passage, il marche donc sur ce qui représente des visages. Le son des plaques qui s'entrechoquent résonne dans le passage  et comme le souligne

Jérôme Moreno “le visiteur éprouve en effet une gêne à fouler de ses pieds ces visages assimilables à ceux des disparus. L’architecture mêlée ici à l’installation provoque un malaise, elle ne se contente pas de créer un espace de contemplation. Là encore le parcours devient une expérience physique fondée sur une marche instable”(14) où chaque pas est une épreuve. Le corps se trouve être entièrement impacté par sa traversée et il n’est plus simplement question de ressenti mais aussi du sens derrière chaque mouvement. Ici notre interaction innée et obligatoire avec le sol prend des proportions qui nous dépassent, on voudrait ne pas être en contact avec ces plaques. Chaque pas est à la fois obligatoire mais aussi un profond manque de respect pour les personnes que ces plaques représentent.

Se tenir debout dans ce passage n’est pas anodin, c’est une rencontre avec l’histoire, c’est à la fois inévitable et douloureux.  Le principe même de l’expérience est de prêter attention à l’endroit où on pose le pied. Le visiteur est déstabilisé et son rapport à l'œuvre comme au sol s’entre-mêlent. L’impression générale qui se dégage de l'œuvre dépend de l’expérience physique qu’on a avec et ça fonctionne alors très bien. Cet exemple est encore différent des deux précédents car la relation à l'œuvre dépend de la position corporelle et du déplacement de chacun sur celle-ci. Elle est pensée pour que le mouvement du corps et le rapport au sol soit au centre de notre expérience de visite. 

Mais est ce possible d’avoir un rapport aussi signifiant à l'œuvre dans son déplacement sans que la surface de déplacement soit  l'œuvre elle-même ? Est-il possible que le positionnement du corps soit aussi impactant en étant en face de l'œuvre et non sur l'œuvre ?

C’est d’ailleurs le cas de notre prochain exemple

d. L'impressionnisme et la mode, Musée d’Orsay, 2012

Le dernier exemple est l’exposition intitulée “L’impressionnisme et la mode”, elle se déroulait au musée d’Orsay du 25 septembre 2012 au 20 janvier 2013. Elle était en collaboration avec le musée Galliera. La scénographie était réalisée par Robert Carsen,  metteur en scène et scénographe canadien spécialisé dans l’opéra et le théâtre. 

Robert Carsen est réputé pour sa théâtralisation dans ses scénographies d'expositions. Ce qui nous intéresse particulièrement dans cette exposition au musée d’Orsay est la manière dont il a habillé le sol dans les espaces.Il y a un espace en spécifique sur lequel nous allons nous pencher parce qu’il a un statut autre que celui d’espace fonctionnel de déambulation. Il s’agit de la salle sur le thème des “plaisirs du plein air”. Une pelouse synthétique est utilisée sur toute la superficie de la salle, notons aussi la présence de bancs et de gazouillis d’oiseaux enregistrés.



C’est une expérience de contextualisation qui est opérée dans cette scénographie. En nous faisant traverser les espaces, en nous faisant marcher sur la pelouse synthétique, l’objectif de Robert Carsen est de faire ressentir un environnement extérieur, un jardin, un parc, une prairie, c’est d’ailleurs ce qu’il dit en interview: “ je privilégie le ressenti direct plutôt qu’un accompagnement textuel”(15). A l’instar des peintres impressionnistes, les visiteurs se retrouvent symboliquement en plein air, non pas pour représenter des scènes de vie, mais cette fois-ci pour découvrir les tableaux et les robes symptomatiques des milieux mondains.

Cet effet est obtenu en majorité grâce à la pelouse artificielle. Marcher sur de la pelouse plus que sur du parquet ou du béton a un réel impact sur la visite. On ne reçoit pas du tout les mêmes informations, le bruit quand on pose le pied est différent, la couleur est différente, la sensation est différente, on a tendance à davantage lever les pieds quand on marche, on est moins assuré, moins stable, on a une démarche plus délicate, plus lente sur de la pelouse. 

Le biais cognitif est une clé dans la visite de cette pièce, ça impacte grandement la compréhension du discours et du contenu. 


Néanmoins, cette exposition est critiquée pour sa théâtralité qui prend le pas sur le contenu. Philippe Dagen lui reproche d’être dans “la littéralité, l'imitation”(16). Le centre de l’attention n’est plus les œuvres et le discours mais l’environnement immersif mis en place par Robert Carsen comme s' il nous détournait du contenu. Les tableaux et les robes sont devenus secondaires.


Les quatres exemples étudiés sont différents et traitent le sol de manière unique. La pente du musée Guggenheim apporte un élan dynamique par le mouvement dans la relation aux œuvres. A l’opposé,Textile Field essaie de cristalliser l’expérience contemplative en stoppant le corps et en lui faisant prendre des postures confortables mais pas adéquates. L'œuvre “feuilles mortes” au musée Juif de Berlin donne du sens au déplacement du visiteur mais parce qu’elle est pensée ainsi. Et enfin le sol de la salle des “plaisirs du plein air” dans l’exposition sur l’impressionnisme enrichit l’expérience de visite et contextualise les œuvres présentées mais détourne trop l’attention du visiteur. Chaque exemple est aussi un représentant de grandes catégories, le musée Guggenheim est d’ordre architectural, Textile Field est un immense mobilier éphémère, dans le musée Juif de Berlin c’est une œuvre et au musée d’Orsay c’est un revêtement temporaire.


Ces exemples prouvent que l’implication du corps et son rapport au sol dans la production de sens face aux œuvres est une réelle problématique muséale. Chaque exemple est éclairant dans son utilisation. Certains nous aiguillent même sur une tendance importante à éviter. Le risque, en utilisant la surface de déplacement du corps dans l’espace d’exposition, est de détourner l’attention du visiteur des œuvres. Il y a une forte incitation à créer du divertissement plus que des scénographies au service des œuvres. Pour autant, il est nécessaire de repenser l’expérience de visite du public et de considérer son corps comme un tout qui est un levier pour sa relation aux œuvres. Alors comment est ce que la scénographie peut améliorer le lien entre le corps et le sol pour favoriser la rencontre avec l'œuvre plutôt que de nous en détourner ?




1.    Eidelman, Jacqueline, “Inventer des musées pour demain, rapport de la mission XXIème siècle” , article publié en ligne le 2 Mars 2017 sur le site du “ministère de la culture”, à l’adresse suivante: https://www.culture.gouv.fr/espace-documentation/Rapports/Rapport-de-la-mission-Musees-du-XXIe-siecle2
2.    Poinsitt, Jasmin, et Morf, Fabien, “Le musée à double sens, ou la révolution de la participation dans les musées”, article publié le 26 Mai 2024 sur le site “ L’oeil du public”, à l’adresse suivante: https://loeildupublic.com/le-musee-a-double-sens-ou-la-revolution-de-la-participation-dans-les-musees/
3.     Colloque avec Anik Meunier,  Jean-Marie Lafortune, Yaël Filipovic, Julie Rose et Sarah Turcotte, “ Expérience muséale et nouveaux dispositifs immersifs”, article publié le 25 septembre 2024 à l’adresse suivante: https://grem.uqam.ca/2024/09/25/appel-a-communication-experience-museale-et-nouveaux-dispositifs-immersifs/
4.     (Verón, Eliseo, Le plus Vieux média du monde, in Revue Mscope, 1992, p. 35)
5.     (Ibid., p.35 - 2)
6.     (Maurice, Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945)
7.     (Maurice, Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Gallimard, Paris, 1964)
8.    (Spuybroek, Lars, The Architecture of Continuity: Essays and Conversations, V2_Publising, Rotterdam, 2008)
9.     (Antoine-Andersen, Véronique, Faire entrer le corps et l’attention au musée, article publié le 1 Mars 2021 sur le site “OpenEdition Journals” à l’adresse suivante :https://journals.openedition.org/ocim/4234)
10.     (Dewey, John, L’art comme expérience, Gallimard, Paris, 2014)
11.     (Bohn, Pauline, La rampe dans le projet architectural, ENSAP, Bordeaux, 2014)
12.     (Parent, Claude, et Paul, Virilio, Architecture Principe, Les éditions de l’imprimeur, Besançon, 1996)
13.     (Moreno, Jérôme, Le parcours comme expérience mémorielle au sein du musée juif de Berlin, article publié le 21 Avril  2012, dans la revue “Figure de l’art”, à l’adresse suivante: https://www.persee.fr/issue/fdart_1265-0692_2012_num_21_1, p.97)
14.     (Ibid., p.103 - 2)
15.     (https://atelierdejf.wordpress.com/wp-content/uploads/2013/04/le-dc3a9filc3a9-impressionniste-dorsay1.pdf)
16.    Ibid.    



Eidelman, Jacqueline, “Inventer des musées pour demain, rapport de la mission XXIème siècle” , article publié en ligne le 2 Mars 2017 sur le site du “ministère de la culture”, à l’adresse suivante: https://www.culture.gouv.fr/espace-documentation/Rapports/Rapport-de-la-mission-Musees-du-XXIe-siecle2