Depuis une vingtaine d’années, les institutions muséales s'efforcent de proposer de nouvelles expériences de visites pour leur public. La plupart du temps, ce sont des expériences sensorielles destinées à améliorer ou diversifier leur attractivité. L’enjeu est de faire venir le plus possible de visiteurs au sein des institutions. C’est d'ailleurs devenu une nécessité de repenser la place du public au sein du musée et spécifiquement les musées d’art. En effet, la relation entre les visiteurs et les œuvres, principalement déterminée par la durée passée à regarder celles-ci, est en baisse significative. En 2008, le philosophe Bernard Stiegler, dans un colloque au Louvre, évoquait une durée moyenne de 40 secondes passées devant les œuvres du Louvre. Cette durée, aujourd’hui, est en baisse et est réduite à une dizaine de secondes pour l’ensemble des musées. La Tate Gallery parle de huit secondes.
Le musée du Louvre s’y prête aussi, avec par exemple une visite intitulée “Le corps au musée”, dans laquelle les visiteurs effectuent des exercices d’expression corporelle. La visite veut nous questionner sur la manière dont notre corps est sollicité au musée et ce qu’il ressent face aux œuvres. Un corpus de sculpture de toutes époques a été sélectionné pour construire ou déconstruire l’image que nous nous faisons de notre propre corps.
Le thème du corps choisi par le Louvre n’est pas anodin puisque c’est justement par le corps qu’on vit l’expérience. Selon Maurice Merleau-Ponty, l’expérience de la réalité passe par le mouvement qui permet d’éprouver à la fois l’espace et le temps. Pour lui “Le corps est à la fois visible et voyant”(1). La présence du visiteur en tant que corps sensori-moteur est nécessaire pour la compréhension et la perception du contenu dans son entièreté. Sans corps il n’y a pas de sensation, il n’y a pas de relation à ce qui nous entoure et dans ce cas précis aux expositions. Le musée est un média avec une forte présence matérielle contrairement à beaucoup d’autres qui ne nécessitent qu’un seul sens comme la vue avec la télévision par exemple. Ou plusieurs sens avec le journal où nous utilisons à la fois la vue et le toucher. Le musée est à échelle humaine et nécessite que le corps le traverse pour jouer son rôle de média, il engage le corps.
Mais encore faut-il le mettre à contribution, car notre manière de nous tenir, de nous mouvoir dans les espaces muséaux acquises par mimétisme, bride nos impressions. Et est-on certain que la position debout, immobile, à piétiner de salle en salle, est bien adaptée à tout ce qui est exposé ? Peut-être que certaines œuvres modernes ou contemporaines exigent par leur radicalité que nous mobilisons notre corps autrement ? Cette utilisation “standard” du corps en temps de visite reste majoritaire mais on observe une récente pluralité des comportements des visiteurs. Certaines institutions en tiennent déjà compte et cherchent à stimuler les visites en confrontant le public à des choix et des actions pour valoriser cette diversité.
Ce genre d’exposition non conventionnelle est un atout pour les institutions, cela enrichit la proposition culturelle et parfois même la spectacularise. Mais alors un problème se pose puisqu’à vouloir créer du spectacle, créer un produit de consommation, on en oublie l’objet principal de la visite: le contenu. Les frontières entre le loisir et le culturel se mêlent désormais au sein des musées, mais souvent à tort. Le côté spectaculaire, et l’engagement du corps du visiteur dans musées deviennent les motifs principaux de visite et le contenu des expositions passe au second plan. Mais est-il possible pour les institutions de proposer une expérience corporelle de visite stimulante qui va dans le sens du contenu et du discours ?
Au sein du musée, le corps se charge d’une intention particulière. Le corps du visiteur est différencié du corps en tant que tel puisqu’il a une fonction, il a un rôle, celui de visiteur, donc dans un lieu, dans un espace donné. Alors le corps n’est plus simplement une enveloppe charnelle, c’est un moyen, un outil pour appréhender, pour comprendre, pour ressentir l’espace. C’est une condition sine qua non d’après Merleau-Ponty: “il n’y avait pas pour moi d’espace si je n’avais pas de corps”(2). Alors ici le corps du visiteur est à considérer comme notre lien avec notre environnement, celui qui nous permet d'y être, de s’y déplacer et de le comprendre tout à la fois. Notre premier lien physique avec notre environnement, et parfois même le seul, est le contact avec notre surface de déplacement, le sol. C’est d’ailleurs un support rarement traité, mais qui pourtant est le nôtre, celui des visiteurs. Et puisque certaines œuvres ont vocation à nous déstabiliser, quel meilleur moyen a-t-on de le faire que par questionner le support de notre équilibre ? Pour cette raison, le sol a le potentiel de grandement impacter l’expérience de visite.
C’est sur cette base que nous tenterons de comprendre la place qu’occupe le corps du visiteur au musée et l’impact que peut avoir le sol dans son expérience de visite. Mais surtout, est-ce que ce rapport corps/sol au sein des musées peut favoriser l'interprétation d'œuvres d’art plutôt que de nous en détourner ?
1. (Maurice, Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Gallimard, Paris, 1964)
2. (Maurice, Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945)